La crise qui vient,la nouvelle fracture territoriale par Laurent Davezies, Editions du Seuil et La République des idées 2012

Version imprimableVersion imprimable

Alors que l'économie a toujours eu du mal à intégrer l'espace(le territoire) dans son corpus théorique,traditionnellement uniquement pris en compte sous l'angle des relations (économiques) internationales,l'attribution en 2008 du Prix Nobel d'économie à Paul Krugman ,en particulier pour ses travaux sur la localisation des entreprises est l'aboutissement d 'un processus consacrant le territoire comme "facteur de production".Dans cette "nouvelle économie géographique",les entreprises vont décider de leur localisation territoriale en fonction,de moins en moins,des couts de transports ou de main d'oeuvre,mais de l'ensemble des "couts de transaction" (couts monétaires ou physiques-délais,disponibilité,fiabilité,régularité,qualité,concentration des facteurs de production,circulation de l'information etc...) auxquels une entreprise peut se procurer l'ensemble des ressources dont elle a besoin pour fonctionner.Ainsi les différents territoires éligibles par une entreprise sont-ils désormais en concurrence sur ces critères.

A l'heure ou la redistribution pratiquée entre territoires par les budgets publics risque,sous l'effet de la crise de surdendettement,de significativement se réduire,laissant davantage de place à la performance territoriale par l'économie marchande(celle générée par les entreprises privées),ce concept de territoire "facteur de production" prend tout son sens.

Ainsi lorsqu'une région(plus généralement,un territoire) est mal placée quant à ses couts de transactions,et que son developpement ne peut plus etre assuré par une politique publique de redistribution affaiblie par des ressources amoindries,deux solutions existent:soit la compétitivité du territoire est améliorable et moyennant réalisation des améliorations nécessaires,sont générées des activités marchandes qui apportent leurs emplois(c'est le "Jobs to people" ),soit la compétitivité du territoire n'est pas suffisamment améliorable pour attirer des activités marchandes et il faut donc favoriser(aide au déménagement etc) l'émigration des populations vers des territoires plus compétitifs leur proposant de l'emploi:c'est le "people to Jobs" des anglo-saxons.

Restaurer la compétitivité des territoires défavorisés ou organiser la mobilité des populations vers des territoires plus dynamiques?

Une compétitivité territoriale souvent difficile à redresser

Au contraire des pays anglo-saxons(à l'exception des Etats-Unis), pour lesquels les territoires ne sont que des supports,des objets,la conception mémorielle des territoires prévalant dans les pays latins(le territoire est chargé d'Histoire,d'Identité;on ne l'abandonne pas),les gouvernements ont plutot cherché à re-developper la compétitivité des territoires mais sauf exception(Toyota à Valenciennes...),plutot en vain.L'autre voie,celle de la mobilité des populations des territoires moins compétitifs vers des territoires plus compétitifs n'est cependant pas,en l'état actuel,encourageante:d'abord, en effet,ce sont les actifs les moins menacés dans leur emploi qui sont le plus mobiles:dans les cinq années précdant le recensement de 2006,11% des familles de cadres(soit 770 000 personnes) ont changé de département de résidence pour seulement 4% des familles d'ouvriers(530 000 personnes).Deux causes s'additionnent pour freiner la mobilité et contribuer à ce résultat:premièrement,culturellement,si la mobilité est vecue comme une liberté par les populations les plus aisées,elle est une violence pour les populations les plus vulnérables.S'ajoutent ,ensuite,les obstacles pratiques à la mobilité:résultant d'un déficit d'offre,prix élevé des logements dans les régions les plus dynamiques(avec lorsqu'il s'agit d'etre locataire,le risque de voir le loyer réhaussé à l'occasion de l'arrivée d'un nouveau locataire);compte tenu de l'éparpillement du parc HLM,absence de continuité d'attribution des logements sociaux en cas de changement de résidence(tres peu de certitude de retrouver un HLM quand on en quitte un).

Une mobilité économiquement insuffisamment efficace

S'ajoute enfin la qualité de la mobilité constatée en termes d'efficacité économique:car cette mobilité est rarement le passage d'une region non dynamique à une région dynamique:

Le flux est souvent un passage de territoires très défavorisés vers d'autres,généralement proches et à peine moins pénalisés.Ainsi des passages au sein du Nord-Est du pays.Si bien qu'en bout de chaine,les metropoles championnes du dynamisme productif(Nantes,Rennes,Toulouse) attirent surtout des migrants d'IDF ,de l'Ouest et du Sud du pays et tres peu des territoires en déclin.Conclusion:En France,on ne quitte pas les zones sinistrées pour des territoires dynamiques.

L'inquiétant impact de l'inéluctable chute des budgets publics sur l'égalité entre territoires:La croissance contre l'égalité territoriale?

Ce constat est aujourd'hui alarmant dans un contexte de réduction prévisible des transferts interrégionaux par les budgets publics:ce sont en effet ces derniers qui jusqu'à présent ont-hors les phénomènes de mobilité des populations devenues non actives(les retraités)  d'une région à l'autre- crée un écart entre PIB et Revenus Bruts Disponibles(RDB) des régions:Ainsi en 2006,l'Ile de France(IDF),à l'origine de 28.6% de la valeur ajoutée du pays ,ne dispose que de 22% du RDB français:Au total 74,3 milliards d'€ sont ainsi redistribués de l'IDF vers les autres régions françaises,chacune de ces dernieres bénéficiant d'un transfert de richesse allant de 708 millions d'€ pour la Corse à 5.9 milliards et 6.3 milliards d'€ pour les régions Lorraine et Languedoc-Roussillon(un apport de plus de 14% du PIB de ces deux régions) .Et encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte des redistributions opérées via les salaires publics et les impots indirects.Un autre éclairage de cette redistribution est donnée par le poids des services administrés selon les régions:En 2008,ces services publics "produisaient"(au sens de l'INSEE qui estime la production des services administrés par calcul d'une valeur ajoutée à partir des salaires des administrations),21% de la valeur ajoutée française,mais seulement 16% en IDF pour 25% en Nord Pas de Calais et 29% en Limousin et en Languedoc. 

Et ce sont  ces services administrés qui ont,en dynamique,c'est à dire sur plusieurs années,tiré la croissance de certaines régions:ainsi entre 2000 et 2008,la Valeur Ajoutée(VA) publique du Limousin croit-elle de 40% quand la VA  des autres secteurs ne progresse que de 29%.17 régions bénéficient ainsi de cette accélération de croissance par la Valeur Ajoutée du secteur public.Ce phénomène a permis de contenir les inégalités territoriales que les seuls écarts de compétitivité auraient crée.En meme temps d'une part il met en evidence l'existence de deux types de régions:d'un coté des régions de production(marchande) et de l'autre des régions tirées par la consommation(publique).D'autre part  il souligne le risque couru en termes de developpement  par ces dernieres régions peu compétitives en cas de contraction des budgets publics,que cette contraction se traduise par un baisse des dépenses publiques ou par une augmentation des prélévements.

Dans l'hypothèse d'une baisse des dépenses publiques d'environ 70 milliards d'€,les conséquences(hors les tres importants effets multiplicateurs de la dépense),sont globalement une chute de 6% du revenu brut disponible français dont -57 milliards(-6.3%) pour la province et -13 milliards(-5.2%) pour l'IDF.Avec des chutes les plus importantes (autour de -7%)dans les régions les plus pauvres:Limousin,Languedoc,Nord-Pas de Calais.

Dans l'hypothèse d'une hausse des prélevements étatiques-destinée à renoncer à un endettement supplémentaire ou à diminuer l'endettement existant-le résultat est inversé:l'IDF est la grande perdante avec un revenu en chute de 8.2%(-21 milliards),le revenu des provinces reculant de 5,4%(-49 milliards),les régions les moins touchées étant les régions les plus pauvres:Limousin,Basse-Normandie,Poitou-Charentes.

Dans les deux hypothèses,et quelque soit la façon dont le curseur est fixé entre les deux leviers de contraction des budgets publics,on voit combien la poursuite d'une relative égalité de developpement(loin d'etre cependant atteinte) entre les territoires par les budgets publics est menacée.La mesure de ce qu'aurait été la traversée de la crise de 2008-2009

sans l'intervention de la peréquation entre territoires grace aux budgets publics confirme la menace:ainsi,pendant cette période,sans la progression des revenus non marchands,le RDV français qui a progressé de 2.2% aurait-il  reculé-hors effet multiplicateurs de réduction de dépenses- de 1.8% (-22 milliards) avec des reculs dramatiques dans certaines régions:8 regions en recul de PIB de 2.5 à 3.3%;4 en recul de 1.7 à 2.2%.A un niveau plus local,certains territoires auraient subi des impacts tres forts en Nord-Est et le long de la "diagonale du vide", voire des  chocs extremes dans des zones non marchandes en Creuse,Correze et Languedoc Roussillon.

La croissance contre l'égalité des territoires

Pour autant,il ne s'agit pas de pérenniser à tout prix les modalités de l'action publique telle qu'elle s'est pratiquée jusqu'à présent.Car plusieurs biais lui sont imputables:d'abord ,globalement,croissance du PIB et développement (de la population,de l'emploi,du revenu) ont divergé sur le territoire français.D'un coté les métropoles tirent la croissance mais sans le developpement paralélle attendu;de l'autre,des territoires,portés par les budgets publics se developpent,mais sans croissance (marchande).L'"indicateur de santé sociale"(Université de lille) désigne ainsi le Limousin comme la région la plus faible en PIB par habitant et au plus fort indice de "bien-etre économique".

D'un coté,les territoires industriels à la recherche de la meilleure compétitivité possible organisent leur facteurs de production mais décrochent en termes de developpement;de l'autre,les territoires "périphériques",condamnés  par la théorie économique,assurent à leurs populations ,grace à la redistribution opérée par les budgets publics,un developpement social et une croissance du PIB par la consommation.

Pour l'avenir,dans un contexte de capacité d'intervention étatique reduit,il y a lieu de penser que les territoires les mieux dotés en facteurs de production("les territoires marchands dynamiques") se réapproprieront  une part  de développement accru(puisqu'ils les generent directement par eux memes),alors que les vastes "territoires non marchands"(44% de la population) dépendant en partie pour leur développement de la redistribution étatique,auront un developpement réduit relativement ou en valeur absolue.

Ce d'autant que, d'une part l'Etat sera contraint pour assurer la croissance globale, face à une concurrence internationale renforcée, d'une part de soutenir les territoires marchands dynamiques(et notamment les grandes metropoles,dont la croissance a été bridée faute d'une adaptation des infrastructures,ce qu'il a initié avec le projet du Grand Paris),et d'autre part de venir en aide aux territoires marchands et non marchands en difficultés(20% de la population) qui ont franchi un seuil irreversible de déclin productif.

La question,éminement politique,est de savoir s'il faut laisser ces perspectives devenir réalité ,au titre de la croissance,mais au détriment de l'égalité des territoires.